"Je la revois, sur le guéridon du dentiste, la pile tant convoitée de mes chères ILLUSTRATION. Dès que je pénétrais dans le salon d'attente, c'est elle que je cherchais des yeux. Les autres habitués du jeudi ne m'avaient-ils pas joué le tour de se distribuer tous les numéros ? Cela était arrivé. Une fois. J'avais traversé cet après-midi là une heure si accablante que depuis je ne cessais d'appréhender que renaisse une si grande infortune.
Combien d'enfants, au long de combien de générations, ont dû, à lire L’ILLUSTRATION, vivre des joies identiques ! Ce qui m'apparaît remarquable, c'est que devenus adultes, ces mêmes lecteurs aient su prolonger, en le raisonnant, ce bonheur spontané.
Voilà l'un des miracles les plus évidents de L’ILLUSTRATION : avoir, pendant plus d'un siècle, su satisfaire aussi complètement des lecteurs de tous les âges. De toutes les origines, de tous les milieux.
A l'époque - j'avais douze ans - je ne cherchais naturellement pas à analyser une telle réussite. Je me contentais de l'éprouver. Aujourd'hui, après avoir consulté la collection qui nous est ici proposée et qui s'étend sur plus d'un siècle, une certitude saute à mes yeux : cet équilibre qui nous est devenu si nécessaire entre le texte et l'image, L’ILLUSTRATION, plus tôt que nulle autre publication française, l'a tout simplement inventé.
Combien d'enfants, au long de combien de générations, ont dû, à lire L’ILLUSTRATION, vivre des joies identiques ! Ce qui m'apparaît remarquable, c'est que devenus adultes, ces mêmes lecteurs aient su prolonger, en le raisonnant, ce bonheur spontané.
Voilà l'un des miracles les plus évidents de L’ILLUSTRATION : avoir, pendant plus d'un siècle, su satisfaire aussi complètement des lecteurs de tous les âges. De toutes les origines, de tous les milieux.
A l'époque - j'avais douze ans - je ne cherchais naturellement pas à analyser une telle réussite. Je me contentais de l'éprouver. Aujourd'hui, après avoir consulté la collection qui nous est ici proposée et qui s'étend sur plus d'un siècle, une certitude saute à mes yeux : cet équilibre qui nous est devenu si nécessaire entre le texte et l'image, L’ILLUSTRATION, plus tôt que nulle autre publication française, l'a tout simplement inventé.
Je juge saisissante la lucidité des éditeurs du premier numéro - samedi 4 mars 1843 - lorsqu'ils écrivent : « L'imprimerie n'a plus seulement pour fonction de multiplier les textes : on lui demande de peindre en même temps qu'elle écrit ».
Si L’ILLUSTRATION a trouvé sa place, pendant cent ans, au sein de tant de familles françaises, si pour beaucoup sa lecture est devenue quelque chose comme une nécessité, c'est parce qu'elle apaisait une soif dont ne venait alors à bout aucun autre moyen d'expression, celle de voir par l'image ce qu'un texte ne pouvait, lui, que suggérer.
Professionnellement, j'ai souvent à me reporter à L’ILLUSTRATION. Ce qui m'a frappé, toujours, c'est le sérieux qui a présidé, quelle que soit l'époque ou le sujet considérés, au traitement des articles. Ce qui m'a frappé aussi, c'est l'étendue des moyens dont disposait l'équipe rédactionnelle. A peine un événement que l'on pouvait supposer d'importance se produisait-il dans le monde et aussitôt un reporter accompagné d'un dessinateur, d'abord, d'un photographe ensuite, étaient dépêchés là où il fallait. Textes et documents étaient acheminés à Paris, comme dans Jules Verne, à toute vapeur. Et les lecteurs de L’ILLUSTRATION, non seulement étaient informés plus vite que ceux des autres publications d'Europe ou d'Amérique, mais ils l'étaient plus complètement.
Si L’ILLUSTRATION a trouvé sa place, pendant cent ans, au sein de tant de familles françaises, si pour beaucoup sa lecture est devenue quelque chose comme une nécessité, c'est parce qu'elle apaisait une soif dont ne venait alors à bout aucun autre moyen d'expression, celle de voir par l'image ce qu'un texte ne pouvait, lui, que suggérer.
Professionnellement, j'ai souvent à me reporter à L’ILLUSTRATION. Ce qui m'a frappé, toujours, c'est le sérieux qui a présidé, quelle que soit l'époque ou le sujet considérés, au traitement des articles. Ce qui m'a frappé aussi, c'est l'étendue des moyens dont disposait l'équipe rédactionnelle. A peine un événement que l'on pouvait supposer d'importance se produisait-il dans le monde et aussitôt un reporter accompagné d'un dessinateur, d'abord, d'un photographe ensuite, étaient dépêchés là où il fallait. Textes et documents étaient acheminés à Paris, comme dans Jules Verne, à toute vapeur. Et les lecteurs de L’ILLUSTRATION, non seulement étaient informés plus vite que ceux des autres publications d'Europe ou d'Amérique, mais ils l'étaient plus complètement.
Je songe au récit que j'ai consacré à la télévision à l'affaire du Cuirassé Potemkine. A peine la mutinerie avait-elle pris fin que L’ILLUSTRATION expédiait en Roumanie, où s'est réfugié l'équipage insurgé, un journaliste et un photographe. Sans eux, nous n'aurions probablement jamais su pourquoi ces marins en étaient venus là. Et pas davantage aurions-nous connu leur personne physique. Sortis de l'anonymat, appelés à y retourner, c'est au photographe de L’ILLUSTRATION que ces hommes ont livré leurs visages et leur regard.
La collection de L’ILLUSTRATION représente donc une véritable histoire, non seulement de la France pendant un siècle, mais de la société française toute entière. Elle était un miroir, elle est devenue un élément de référence. Bien mieux qu'une encyclopédie qui tente de restituer les mœurs d'une époque révolue, c'est à l'instant même où ces mœurs s'épanouissent que L’ILLUSTRATION les appréhende - instantanés uniques - et les fige à notre intention. Elle ne les restitue pas, elle les livre à l'état brut.
Les meilleurs écrivains prolongés par les meilleurs photographes. A moins que ce ne soient les écri¬vains qui complètent les photographes : voilà L’ILLUSTRATION.
J'ai bien connu l'un de ces photographes. Il s'appelait Jean Clair-Guyot. Il a « servi » à L’ILLUSTRATION - comme on sert à l'armée - de Sadi Carnot à Albert Lebrun. Que d'anecdotes il m'a racontées ! Il avait photographié l'une des premières courses automobiles, s'était volontairement posté dans la côte de Picardie :
- C'était commode, racontait-il. Si je ratais la photo d'une voiture, je courais après elle, je la dépassais, et je recommençais !
Quand Clémenceau, pendant la Grande Guerre, fut élu président du Conseil, Monsieur Baschet, son patron, le fit appeler :
- Clair-Guyot, rapportez-moi une bonne photo. Bien sûr, on fait la couverture.
La collection de L’ILLUSTRATION représente donc une véritable histoire, non seulement de la France pendant un siècle, mais de la société française toute entière. Elle était un miroir, elle est devenue un élément de référence. Bien mieux qu'une encyclopédie qui tente de restituer les mœurs d'une époque révolue, c'est à l'instant même où ces mœurs s'épanouissent que L’ILLUSTRATION les appréhende - instantanés uniques - et les fige à notre intention. Elle ne les restitue pas, elle les livre à l'état brut.
Les meilleurs écrivains prolongés par les meilleurs photographes. A moins que ce ne soient les écri¬vains qui complètent les photographes : voilà L’ILLUSTRATION.
J'ai bien connu l'un de ces photographes. Il s'appelait Jean Clair-Guyot. Il a « servi » à L’ILLUSTRATION - comme on sert à l'armée - de Sadi Carnot à Albert Lebrun. Que d'anecdotes il m'a racontées ! Il avait photographié l'une des premières courses automobiles, s'était volontairement posté dans la côte de Picardie :
- C'était commode, racontait-il. Si je ratais la photo d'une voiture, je courais après elle, je la dépassais, et je recommençais !
Quand Clémenceau, pendant la Grande Guerre, fut élu président du Conseil, Monsieur Baschet, son patron, le fit appeler :
- Clair-Guyot, rapportez-moi une bonne photo. Bien sûr, on fait la couverture.
Il était trois heures de l'après-midi. Une heure plus tard Clair-Guyot arrivait au Ministère de la Guerre où s'était installé Clémenceau. Il se faisait annoncer à Mandel, l'éminence grise, l'alter-ego : dévouement et efficacité.
- Une photo, mon pauvre Clair-Guyot ? Oh ! vous tombez bien ! Vous connaissez le patron. En temps normal, déjà, il est impossible. Alors maintenant !
- Il faudra bien que je la fasse, pourtant, ma photo.
Mandel était à la fois l'image de la perplexité et d'une compassion compréhensive. Il poussa Clair-Guyot dans une antichambre.
- Attendez là. Je vais guetter le moment où je pourrai décider le patron.
J'entends encore Clair-Guyot : « J'ai attendu tout le reste de l'après-midi. Toute la soirée. Toute la nuit. Toute la matinée du lendemain. »
Puis, le lendemain matin, à onze heures, voici que surgit Mandel, au comble de l'agitation :
- Vite ! Le patron est d'accord !
Etirant ses membres douloureux, tâtant machinalement sa barbe dure, Clair-Guyot s'est levé, a saisi sa grosse boîte de bois verni.
- Venez !
Mandel l'a précipité dans le couloir, a ouvert la porte d'un petit bureau obscur, l'y a fait entrer. Dans l'ombre, Clair-Guyot a deviné plutôt qu'aperçu Georges Clémenceau, le teint d'ivoire, les sourcils en broussaille, les méplats célèbres, la lippe maussade. Refusant d'occuper le cabinet officiel réservé au ministre, il avait préféré ce réduit. Il y cherchait et trouvait un cadre plus propice à l'exercice de ce programme fameux qu'il allait clamer à la tribune de la Chambre :
- Je fais la guerre !
- Une photo, mon pauvre Clair-Guyot ? Oh ! vous tombez bien ! Vous connaissez le patron. En temps normal, déjà, il est impossible. Alors maintenant !
- Il faudra bien que je la fasse, pourtant, ma photo.
Mandel était à la fois l'image de la perplexité et d'une compassion compréhensive. Il poussa Clair-Guyot dans une antichambre.
- Attendez là. Je vais guetter le moment où je pourrai décider le patron.
J'entends encore Clair-Guyot : « J'ai attendu tout le reste de l'après-midi. Toute la soirée. Toute la nuit. Toute la matinée du lendemain. »
Puis, le lendemain matin, à onze heures, voici que surgit Mandel, au comble de l'agitation :
- Vite ! Le patron est d'accord !
Etirant ses membres douloureux, tâtant machinalement sa barbe dure, Clair-Guyot s'est levé, a saisi sa grosse boîte de bois verni.
- Venez !
Mandel l'a précipité dans le couloir, a ouvert la porte d'un petit bureau obscur, l'y a fait entrer. Dans l'ombre, Clair-Guyot a deviné plutôt qu'aperçu Georges Clémenceau, le teint d'ivoire, les sourcils en broussaille, les méplats célèbres, la lippe maussade. Refusant d'occuper le cabinet officiel réservé au ministre, il avait préféré ce réduit. Il y cherchait et trouvait un cadre plus propice à l'exercice de ce programme fameux qu'il allait clamer à la tribune de la Chambre :
- Je fais la guerre !
En voyant entrer Clair-Guyot, il marmonne :
- Si seulement on pouvait être tranquille...
Il pose sa plume, regarde son visiteur :
- Eh bien, allez-y !
Stupeur de Clair-Guyot. En ce temps là on n'opère jamais à la lumière artificielle. Clémenceau croit-il, là où il est, que l'on puisse lui « tirer le portrait » ? Déjà le vieil homme s'impatiente :
- Qu'est-ce que vous attendez ?
- Monsieur le Président, c'est impossible... Il n'y a pas assez de lumière...
- Et alors ?
Ces deux mots ont éclaté, avec une force, une brutalité que l'on n'aurait pas attendues de ce vieillard de soixante seize ans. Clair-Guyot avise, près de la fenêtre, un grand fauteuil de cuir. Là, au moins...
- Monsieur le Président, si vous alliez vous asseoir dans ce fauteuil...
Clémenceau lance un regard furibond à Manuel. Un regard qui signifie : « Vous, vous m'en reparlerez ! »
Mandel baisse la tête, image édifiante de la plus hypocrite des désolations. Le président se lève, traîne quelques pas lourds jusqu'au fauteuil, près de la fenêtre, s'y laisse tomber. Le plus vite qu'il peut, Clair-Guyot met en place son appareil, règle l'image.
Tout est prêt. Un dernier coup d'œil à l'illustre sujet. Et le cœur du photographe se pince, soudainement. Ce qu'il aperçoit devant lui, c'est un très vieil homme effondré au fond du fauteuil, l'image même d'une extrême et angoissante lassitude. Qui plus est, Clémenceau a placé sur sa tête un calot qui ressemble un peu à un bonnet de police. Il a l'air d'avoir cent ans. Clair-Guyot se dit : « Si je le photographie dans cet état-là, et si la photo paraît dans L’Illustration, le monde entier va dire que la France a perdu la guerre ».
- Si seulement on pouvait être tranquille...
Il pose sa plume, regarde son visiteur :
- Eh bien, allez-y !
Stupeur de Clair-Guyot. En ce temps là on n'opère jamais à la lumière artificielle. Clémenceau croit-il, là où il est, que l'on puisse lui « tirer le portrait » ? Déjà le vieil homme s'impatiente :
- Qu'est-ce que vous attendez ?
- Monsieur le Président, c'est impossible... Il n'y a pas assez de lumière...
- Et alors ?
Ces deux mots ont éclaté, avec une force, une brutalité que l'on n'aurait pas attendues de ce vieillard de soixante seize ans. Clair-Guyot avise, près de la fenêtre, un grand fauteuil de cuir. Là, au moins...
- Monsieur le Président, si vous alliez vous asseoir dans ce fauteuil...
Clémenceau lance un regard furibond à Manuel. Un regard qui signifie : « Vous, vous m'en reparlerez ! »
Mandel baisse la tête, image édifiante de la plus hypocrite des désolations. Le président se lève, traîne quelques pas lourds jusqu'au fauteuil, près de la fenêtre, s'y laisse tomber. Le plus vite qu'il peut, Clair-Guyot met en place son appareil, règle l'image.
Tout est prêt. Un dernier coup d'œil à l'illustre sujet. Et le cœur du photographe se pince, soudainement. Ce qu'il aperçoit devant lui, c'est un très vieil homme effondré au fond du fauteuil, l'image même d'une extrême et angoissante lassitude. Qui plus est, Clémenceau a placé sur sa tête un calot qui ressemble un peu à un bonnet de police. Il a l'air d'avoir cent ans. Clair-Guyot se dit : « Si je le photographie dans cet état-là, et si la photo paraît dans L’Illustration, le monde entier va dire que la France a perdu la guerre ».
Alors, il ose :
- Monsieur le Président...
- Quoi encore ?
- Si vous pouviez enlever votre bonnet...
Fou furieux, Clémenceau arrache son calot, le jette à terre et hurle, face à l'objectif :
- Bourreau !
Vite, Clair-Guyot a pressé sur le déclencheur. La photo est faite. Elle paraîtra, bien sûr. Ce n'est plus l'image d'un vieillard épuisé, mais celle de la vigueur, de l'énergie, d'une détermination à laquelle on ne peut donner qu'un seul sens : cet homme-là ira jusqu'au bout.
C'est dans L’ILLUSTRATION qu'est passée la photo de celui qu'on appelait déjà le Tigre, mais qui, devant l'objectif de Clair-Guyot, deviendra le Père-la- Victoire.
Elle allait faire le tour du monde.
Comme l'ont fait tant d'autres photos de L’ILLUSTRATION. Comme l'a fait, si longtemps, L'ILLUSTRATION elle-même."
Alain Decaux de l'Académie Française.
- Monsieur le Président...
- Quoi encore ?
- Si vous pouviez enlever votre bonnet...
Fou furieux, Clémenceau arrache son calot, le jette à terre et hurle, face à l'objectif :
- Bourreau !
Vite, Clair-Guyot a pressé sur le déclencheur. La photo est faite. Elle paraîtra, bien sûr. Ce n'est plus l'image d'un vieillard épuisé, mais celle de la vigueur, de l'énergie, d'une détermination à laquelle on ne peut donner qu'un seul sens : cet homme-là ira jusqu'au bout.
C'est dans L’ILLUSTRATION qu'est passée la photo de celui qu'on appelait déjà le Tigre, mais qui, devant l'objectif de Clair-Guyot, deviendra le Père-la- Victoire.
Elle allait faire le tour du monde.
Comme l'ont fait tant d'autres photos de L’ILLUSTRATION. Comme l'a fait, si longtemps, L'ILLUSTRATION elle-même."
Alain Decaux de l'Académie Française.