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La plus vivante des encyclopédies universelles


Les Grandes Affaires Judiciaires par Frédéric POTTECHER

Préface des Grandes Affaires Judiciaires - Les grands dossiers de L'Illustration


Du désastre de 1870 au désastre de 1940, soit dans l'espace d'une vie, la France s'est relevée deux fois, s'enrichissant en se reconstruisant, trouvant ainsi, deux fois dirait-on, l'occasion de se rajeunir, de s'épurer, comme pour se préparer à de nouveaux combats. Comme si notre sort était lié à nos défaites autant qu'à nos victoires. Terribles, ces défaites ! En quelques semaines, l'Etat est brisé, la conscience nationale est renversée. Il ne subsiste plus de l'ordre disparu que des monceaux de ruines : cathédrales fracassées, ville réduites en cendres. La désolation est totale et pourtant, ce sont ces épreuves qui font naître notre prospérité !

Semaine après semaine, L'Illustration apporte à ses lecteurs les textes et les images qui peuplent ce prodigieux destin. On sait que Bismarck nouveau « leader » de l'Europe, qui avait vu dans la défaite et l'affaiblissement de la France la condition même de la grandeur de l'Allemagne enfin unifiée, fut à la fois surpris et consterné par le succès extraordinaire de l'Exposition de 1889, qui consacrait le rétablissement prompt et complet de la République Française.
En juin 1940, après Dunkerque et la dislocation de nos armées, nous n'étions plus très assurés sur notre avenir. Comme après 1870 !

Certains départements, comme le Calvados étaient coupés du reste du pays ; d'autres une fois encore, nous étaient enlevés : la Moselle, le Bas-Rhin et le Haut-Rhin. Quelques-uns disaient : « c'est la fin, il faut nous résoudre à accepter une tutelle ».
Il n'en fut rien heureusement, et moins de dix ans après « le désastre », nous mangions à notre faim et retrouvions notre place dans le monde ! Mais quelle similitude de situation ! Il y a dans l'appétit du bonheur raisonnable du peuple français, une sagesse vigoureuse qui sait arrêter à temps les dérives politiques, quelles qu'en soient les mirobolantes finalités...

Similitude des faits, des situations et aussi des hommes liges, car il y a certains aspects de la personne du maréchal Bazaine que l'on retrouve dans la personne du maréchal Pétain. Grands soldats tous deux, à qui la France, vieux pays militaire, doit beaucoup. L'un et l'autre adulés, souvent portés aux nues par le pouvoir ; ils sombrent tous deux dans la défaite. Pétain pour avoir trop cru à son prestige, son autorité, son passé ; Bazaine pour n'avoir pas assez douté de son prestige, de son passé, de son autorité. Tous deux se croyaient appelés à rétablir un certain ordre, après le désastre... et le désordre. On verra même en 1945 - 1946 à Paris, de grands avocats plaidant pour des « soldats perdus », risquer des parallèles entre la Commune et tel ou tel drame de la Résistance.

Les hommes chargés de juger Bazaine et Pétain avaient pour leur part un souci identique de « sauver la grandeur de la France ». Ils pensaient selon les uns - les moins nombreux - que la seule sanction possible était la mort ; les autres que si le vaincu mérite un châtiment, il faut pourtant être juste et reconnaître la bonne foi du « coupable ». Il semble bien qu'à Versailles en 1873, comme à Paris en 1945, on ait fait « la part des choses » ; car en effet, après avoir voulu la mort pour l'un comme pour l'autre, les juges de Versailles et les jurés de Paris prononcèrent des peines de vingt ans de réclusion pour Bazaine, et de détention perpétuelle pour le maréchal Pétain.

Bazaine, à Versailles, est moins âgé que « le vainqueur de Verdun » que nous avons vu à Paris, devant la Haute Cour de justice. Bazaine est plus lourd, plus massif que Pétain. Tous deux préfèrent le silence à la parole. Le maréchal Pétain plus grand, plus élégant, est doué d'un esprit sans doute plus délié que Bazaine, mais tous deux jouissent de la même extraordinaire bonne santé. Ce qui rapproche aussi pour nous ces deux hommes, c'est qu'ils sont dans le temps, assez voisins l'un de l'autre. Le maréchal Pétain, né en 1856 au lendemain de la guerre de Crimée, sous Napoléon III, a connu la guerre de 1870, la Commune, la guerre des Boërs et enfin les deux guerres mondiales.

Divers historiens pensent que les juges du conseil de guerre de Versailles (que présidait en octobre 1873, fort noblement, le duc d'Aumale) ont été plus indulgents, plus « humains » que les jurés politiques de la Haute Cour de justice en 1945. Le général de Gaulle qui était à l'époque le chef d'un Etat qui n'était plus l'Etat de Vichy, ni la Ille République, et par encore la IV', souhaitait que le maréchal Pétain ne fût pas condamné à une peine supérieure à cinq années de détention dans une enceinte fortifiée. Les jurés de la Haute Cour ne tinrent aucun compte du voeu du général de Gaulle...

En revanche, si nous ne connaissons pas les pensées secrètes du conseil de guerre de Versailles, nous pouvons nous demander ce qui l'a déterminé à assigner Bazaine à la résidence de l'île Ste Marguerite... d'où le prisonnier s'évada, grâce à une corde providentielle et à la présence à temps et à point nommé d'une embarcation à bord de laquelle se trouvait Mme Bazaine.
Quelques jours après le verdict de Versailles, Louis Veuillot écrit dans l' Univers :

« L'époque présente est sans grandeur. L'avenir comprendra difficilement que Bazaine ait été condamné ; puis gracié ; déclaré à la fois coupable et innocent ; digne de mort et digne d'excuses, et finalement traîné à des gémonies que l'on continue... en les désavouant ».
Ces lignes feront rêver tous ceux qui ont vécu le procès du maréchal Pétain.

La fin de la vie de Bazaine est lugubre. Il se fixe à Madrid. Il y passe une douzaine d'années, y publie un petit ouvrage : « Episodes de la guerre de 1870 » par Achille Bazaine, ex - fusiller au 37e de ligne, ex - maréchal de France. Il est mort à Madrid, pauvre et abandonné de tous, le 22 septembre 1888, à l'âge de 77 ans, quelques jours après avoir été poignardé au visage par un Français !

La seconde affaire qui marque la période 1870-1940, c'est l'affaire Dreyfus, qui va durer douze ans et divisera les Français au point que quatre vingt dix ans après les faits, des brouilles de famille ne seront pas encore totalement apaisées. A l'origine de cet effroyable drame national, la défaite de 1870. En apparence, les capitulations de Sedan et de Metz sont « digérées », mais dans l'armée, les cercles politiques et les milieux financiers, certains cherchent les « vrais » responsables de la défaite et des malheurs de la France.

En 1882, Roger L. Williams, publie un ouvrage sur « Le prince des polémistes : Henri Rochefort ».
Ce livre raconte la déconfiture de l' Union Générale. L'auteur y voit le point de départ d'un antisémitisme militant. L'un des dirigeants de l' Union Générale, s'était présenté comme « la victime des juifs, des francs - maçons et d'une magistrature servile ». « Les faillis » de l'Union Générale devenaient les victimes de « la finance juive ». En 1886, la publication de deux gros volumes intitulés : «La France juive » connait un vif succès où « ... s'abreuvent toutes sortes de folliculaires qui aiguillonnent une opinion publique encore secouée par la défaite de 1870 et la Commune... ». En 1892, Drumont lance sa « Libre parole », qui est celle d'un nationaliste brûlant et d'un antisémite passionné !

En 1894... c'est la découverte « du bordereau ! ».
Ce « bordereau » vient à son heure, à point nommé, pour donner à la « rumeur » la concrétisation qui manquait. Dès lors, les effets de la « rumeur » se ressentent dans tous les milieux, mais surtout dans les milieux militaires où la défaite de 1870 secoue encore la sensibilité et l'honneur de nombreux officiers de carrière. Cette rumeur s'alimente, se renforce d'autant plus que les supports actifs de l'antisémitisme sont plus diffus et moins véritables. En Russie, dans les années 1880-1890, lors des premiers pogroms encouragés par les autorités tsaristes - à Kichinew notamment - la « rumeur », colportée par les journaux, dénonce l'existence d'un complot international, monté par « la puissance juive » en vue de « la conquête du monde... ». Ce sont les fameux « Protocoles des Sages de Sion ».

« Plus un mensonge est gros plus il a de chance d'être cru » aurait dit le docteur Goebbels, ministre de la propagande du Ille Reich, sous l'autorité de qui, en Allemagne, dès l'avènement de Hitler, on voit subitement renaître ces « protocoles ». En France, en 1936-1937, certaines feuilles qui reprennent les thèmes de Drumont, de la France Juive, de la Libre Parole et de Goebbels, rappellent à leurs lecteurs l'existence des protocoles... Au temps de Dreyfus, avant l'Affaire, les officiers juifs sont particulièrement visés. Il y a une recrudescence de la passion antisémite. En octobre 1894 enfin, éclate « la bombe » du bordereau !

Mais qu'est-ce donc que ce « bordereau » qui va déclencher l'énorme scandale de « L'Affaire Dreyfus » ? C'est une lettre - non signée - qui annonce à son destinataire Schwarzkoppen, attaché militaire allemand à Paris, l'envoi de documents secrets, sur le frein hydraulique du canon de 120 mm, sur un manuel d'artillerie de campagne et l'organisation des troupes de couverture.
Le frein hydraulique du canon de 120 mm était certes un secret militaire de la plus haute importance. La lettre-bordereau qui en fait état a été trouvée par une modeste femme de ménage, Mme Bastian, qui, chaque jour, « fait les bureaux » de l'Ambassade d'Allemagne, rue de Lille, à Paris. Chaque mois « la section de statistiques » (le service de renseignements ) de l'Etat-Major, lui alloue une centaine de francs en paiement des documents qu'elle subtilise dans les bureaux de l'ambassade !

Le 29 septembre 1894, la dame Bastian apporte au commandant Henry la lettre-bordereau en question... Henry est un officier un peu rude, une sorte de mécanique militaire d'une fidélité absolue, qui apprécie au premier coup d'œil l'importance de ce papier... « Quel officier français a pu ainsi livrer à Shwarzkoppen, l'un des plus importants secrets de notre Défense Nationale ? » se demande Henry, qui « sur le moment » - au vu du bordereau - a cru reconnaître l'écriture du capitaine Esterhazy... Le colonel Sandherr, chef du service de statistiques, transmet le bordereau au ministre, le général Mercier, lequel, aussitôt, informe ses hauts subordonnés civils et militaires. La fièvre de l'espionnite gagne du terrain, grimpe tous les échelons, s'empare des plus rassis, des plus sages. On compare les écritures des uns et des autres et, le 6 octobre, « pour la première fois » on prononce le nom de Dreyfus. Dreyfus qui est juif. Le lieutenant-colonel d'Aboville dit au colonel Fabre : « Si j'étais chargé de trouver le coupable, je crois que j'y arriverais assez facilement ! ».

On a compris. Le traître, c'est le capitaine Dreyfus, récemment breveté et dont les notes, disent que, « cet officier ne remplit pas au point de vue du caractère, de la conscience, de la manière de servir, les conditions nécessaires pour être employé à l'Etat-Major de l'Armée ».

Ce n'est pas tout : sa fortune « consiste en partie dans des usines établies à Mulhouse ». « Par ce fait même - écrit le commandant du Paty de Clam - Dreyfus est destiné, sa carrière terminée, à retourner sous la domination allemande ».
En effet, Mulhouse où est né Dreyfus, est devenue allemande par la défaite de 1871 ...

Ainsi, Dreyfus né français, mais dont les intérêts sont désormais en Allemagne est une sorte d'apatride suspect. On pourrait même donner à penser qu'il est voué à la trahison. Il a toutes les caractéristiques qui, dans l'air du temps, peuvent changer un homme en traître !

L'enquête ainsi menée au hasard des passions, sans rigueur, sans que l'on se soit interrogé sur « les ressemblances » de l'écriture de Dreyfus avec celle d'Esterhazy, pas plus que sur les dettes et autres désordres de la vie privée de ce même Esterhazy... Dreyfus est arrêté le 15 octobre 1894. On lui dicte le texte du bordereau. La conviction des militaires est aussitôt totale, absolue, définitive. Dreyfus ahuri, accablé, incapable de se défendre est incarcéré à la prison du Cherche-Midi.
Suivent la dégradation, la déportation, les nombreux faux forgés par Henry (qui se tranchera la gorge), le procès puis l'acquittement d'Esterhazy, les procès de Zola, les erreurs de Bertillon, le procès de Rennes ...

Cette longue crise de conscience qui a coupé la France en deux, s'apaise enfin en 1906, avec la réhabilitation de Dreyfus. L'erreur judiciaire est pleinement reconnue. Justice est faite.

C'est Zola qui avait raison.
Zola qui dans son J'accuse, publié grâce à Clemenceau, dit à peu près tout ce qu'il faut dire sur les mensonges, les erreurs, les forfaitures des uns et des autres. Le J'accuse de Zola, traversera tous les orages malgré deux procès qui provoquent des désordres au Palais de Justice, dans les rues de Paris, d'Alger et d'ailleurs. Zola a-t-il payé de sa vie ce qu'il a écrit dans J'accuse ?

C'est fort possible...Ce qui est sûr c'est qu'après J'accuse, rien n'est plus comme avant. La révision du procès de Dreyfus est fatale.

A la fin de ce XIX' siècle que Léon Daudet, maurassien enragé qualifia de « stupide », Paris s'impose comme la capitale européenne la plus visitée, la plus belle aussi sans doute par son intemporalité. Les avenues tracées par Haussmann ont achevé de donner, à certains quartiers de la ville, un aspect « à la mesure du temps » tel que pouvait le laisser prévoir l'exposition internationale de 1889. En 1900, on inaugure le Grand et le Petit Palais ; la tour Eiffel, après avoir été maudite « en raison de sa laideur » est devenue le « phare des temps modernes... ». A Paris encore, en 1898, a été conclu le traité entre l'Espagne et les Etats-Unis qui consacre l'indépendance de Cuba et des Philippines. A Paris, enfin, le prince de Galles - futur Edouard VII - tout en menant joyeuse vie, songe dit-on, à « faire passer dans les faits une certaine entente Cordiale ». L'Exposition Universelle de 1900 marque peut-être l'un des moments « suprêmes » de Paris et de la France ...

Un passé bourré d'Histoire et un XXe siècle chargé de mille potentialités, se rencontrent sans se heurter. C'est dans ce Paris où l'on commence à espérer la révision du procès de Dreyfus et sa réhabilitation, que les feux de la morose actualité judiciaire mettent en évidence une femme tout à fait extraordinaire : Thérèse Humbert, dont l'Illustration a publié un superbe portrait dû au dessinateur L. Sabatier. Elle était ni belle ni laide mais très intelligente. On l'appelait « la grande Thérèse ». Elle dirigeait de main de maître ce qu'elle appelait « les intérêts de la famille ». Elle était née d'Aurignac, dans un village du Sud-Ouest. Son mari Frédéric Humbert était artiste peintre. On le disait aussi poète et on savait qu'il avait été un anodin et bienveillant député de Seine-et-Marne. Frédéric avait un frère qui n'avait pas fait fortune en Amérique du Sud, à Madagascar, en Tunisie, et deux sœurs : l'une des deux était une vieille fille sans éclat et sans beauté, l'autre, Eve, était une créature plutôt pitoyable. A cette famille que l'on verra à Paris sur les bancs d'une Chambre correctionnelle, puis de la Cour d'assises, il faut ajouter des messieurs en apparence tout à fait convenables. Il y aura d'autres comparses : notaires, huissiers, avocats, hommes d'argent et de finances qui ont subi et parfois subissent encore, le charme étrange de Thérèse Humbert.

Ce que plaignants et juges lui reprochent, c'est d'avoir imaginé une énorme escroquerie basée sur l'« état de confiance » qu'elle inspire à ses victimes. Elle a une apparence bourgeoise de « bon ton ». Dans son hôtel de l'avenue de la Grande Année, où elle recevra « le Tout-Paris » y compris le président Jules Méline, elle « fait corps » dirait-on avec les cent millions invisibles et constamment évoqués, qu'elle aurait hérité d'un certain Crawford, sujet américain que l'on attend à Paris mais qui n'y paraîtra pas...

Durant près de vingt ans, grâce aux prêts et emprunts qu'elle obtint de financiers, d'hommes d'affaires réputés sérieux, elle tiendra le haut du pavé. Soixante-dix témoins, de très grands avocats complètent cette espèce de tableau de mœurs digne de Balzac, qui, commencé en Espagne, se poursuit et se termine - ou plutôt se joue - sur les bancs de la Cour d'assises de la Seine.

Elle y paraît sous l'aspect d'une grande bourgeoise infiniment respectable. Elle possède « le génie de l'argent », dit un chroniqueur...

La fortune qu'elle n'a pas mais qu'elle feint admirablement d'avoir, lui donne un aplomb désarmant. Elle sait à merveille entretenir le « roman vrai » de l'héritage munificent. Elle ne manque pas de répartie au point que parfois, à l'écouter se défendre et attaquer, on pense à Labiche, Feydeau si ce n'est aux Corbeaux de Becque.

L'Illustration nous la montre devant des jurés silencieux, impénétrables. Elle fait l'admiration de son avocat qui trouve en cette cliente unique, une collaboratrice de tout premier ordre ! Elle sera néanmoins condamnée à cinq ans de prison.

Lorsque plus tard on jugera les dames Steinheil et Caillaux, on découvrira deux autres types d'accusées. La première, Marguerite Steinheil née Japy, est trouvée le 31 mai 1908, à l'aube, dans sa villa de l'impasse Ronsin, à Paris, ligotée sur son lit. Son mari, l'artiste peintre Steinheil et sa mère gisent morts, étranglés. Le double meurtre de l'impasse Ronsin est à peine connu qu'il suscite autant de curiosité que d'émotion. La presse publie des « indiscrétions » qui donnent à rêver au « Tout-Paris » mondain qui en redemande ! Steinheil n'était-il pas le peintre officiel de l'Elysée ? Félix Faure, lui-même, ne lui avait-il pas remis la Légion d'honneur ? « Meg » (Marguerite Steinheil) ne se trouvait-elle pas à l'Elysée en 1898, au moment de la mort du Président ? Les policiers qui l'interrogent, sont frappés par « son attitude quelque peu ambiguë »...

L'enquête rebondit : on arrête, puis relâche le valet de chambre et le fils de la cuisinière des Steinheil. On apprend dans le même temps que « Meg » qui a tout juste quarante ans, trompe son mari depuis longtemps avec de vieux messieurs aussi riches que ponctuels. On dit aussi qu'elle a reçu de superbes cadeaux. Quant à Steinheil qui n'ignorait pas les débordements de son épouse, il ne cachait pas qu'il l'aimait toujours. On en arrive ainsi, peu à peu à se demander si les deux meurtres du 6 bis de l'impasse Ronsin, ne sont pas l'œuvre d'amis de Meg. De là à induire une complicité de la veuve... Bref, ce mélodrame vécu laisse présager un procès des plus « parisiens » devant les Assises où l'on n'a pas souvent envie de rire !

Car les choses n'ont pas changé. Il y a toujours autant de larmes et de colères dans nos Cours d'assises. Les passions ne changent pas. C'est le droit et la procédure qui évoluent en fonction des mœurs et de la marche du temps. Sans doute « l'expression, le style » des passions peuvent être différents de ce qu'ils étaient il y a un siècle, mais les mobiles restent les mêmes. La justice trouve parfois son compte dans ces aveux douloureux (puis rétractés) dans ces cris, ces insultes jetées à la face d'un témoin, d'un avocat, et même parfois d'un magistrat.

La justice n'est pas une science exacte qui se trouve au bout de calculs raisonnables. Elle est un art difficile, mouvant, divers, qui consiste à rechercher la vérité. Entreprise particulièrement difficile avec la « gracile » Meg Steinheil, qui ment bien et beaucoup et parvient à séduire juges et jurés par ses attitudes admirablement adaptées aux sinuosités du débat judiciaire (ce combat douteux). Elle est acquittée comme Mme Caillaux. Mais avec Mme Caillaux les choses sont autres. On l'a vue en mars 1914, au Figaro, où elle abat froidement Gaston Calmette, de quatre coups de revolver. Elle a prémédité son crime bien qu'elle prétende avoir agi « machinalement » et « sans se rendre compte de ce qu'elle faisait »... Elle est jolie, fine, bien élevée et l'épouse du brillant et autoritaire ministre des Finances, Joseph Caillaux...

Le mobile du crime ? Eviter le scandale qu'aurait produit la publication imminente par le Figaro, de lettres intimes de Joseph Caillaux adressées à Mme Gueydan, sa première épouse. Gaston Calmette, le directeur du Figaro, détenait également la copie d'un rapport du procureur-général Fabre, qui avait cédé aux pressions de différents parlementaires et ministres, et s'était engagé à obtenir une remise (sine die)... de l'affaire Rochette.

L'Illustration sous la plume précise et sûre d'Albéric Cahuet, rend compte de ce procès, des incidents, des tumultes, des angoisses qu'il provoqua. Un malaise « énorme » et indescriptible était dans l'air, dans les minutes que l'on vivait alors. Le drame Caillaux, en effet, aujourd'hui, soixante quatorze ans après, apparaît comme la préface de cet autre drame, mondial celui - là, que fut la guerre de 1914-1918 !

Le dernier compte rendu du procès de Mme Caillaux a paru dans L' Illustration du ler août 1914. C' est ce jour-là, 1" août 1914 - que l'Autriche-Hongrie déclara la guerre à la Serbie ! La suite on la connaît.
C'est une guerre « sans précédent », qui sépare le procès de Mme Caillaux de celui de Désiré Landru. Cette guerre a fait plus d'un million et demi de morts, des milliers d'handicapés et des ruines sans nombre dans le Nord et l'Est.

La coupure avec « l'avant-guerre » est totale. On ne s'y reconnaît plus : les valeurs ne sont plus les mêmes. L'illustration qui, semaine après semaine durant cinquante deux mois, a informé ses lecteurs sur les événements militaires, aborde la paix avec le souci qu'elle a toujours eu, d'être complète et objective... Emile Vuillermoz y est chroniqueur judiciaire. Il assiste à Versailles, en compagnie de Colette, Henri Béraud et André Salmon, au procès de Landru, mystérieux assassin de dix femmes (et d'un jeune homme). On le recherchait en vain, depuis des années, mais tout à coup, en avril 1919, rue de Rivoli, la soeur d'une « disparue de Gambais », croit reconnaître un certain chapeau melon, une inoubliable barbe carrée. Elle court « à la police ». Quelques jours plus tard à l'aube, au numéro 76 de la rue de Rochechouart, où il vit en compagnie d'une jeune femme qui ignore tout de son passé, il est arrêté. C'est bien lui le « triste sire de Gambais », c'est lui Landru. La vérité va se découvrir assez vite grâce à un carnet où lui-même inscrit méticuleusement ses dépenses et ses « gains ». Cet homme étrange, qui n'a de particulier que sa barbe et son chapeau, a la passion de l'ordre et surtout de l'ordre comptable ! Il est né à Paris en 1869, d'un père chauffeur et d'une mère couturière. Elève ponctuel et intelligent des frères de la rue Bretonvilliers, il a été aussi enfant de chœur à l'Eglise Saint-Louis en l'Ile. A 23 ans, après son service militaire, il épouse une jolie jeune fille dont la mère est blanchisseuse. Rien dans tout cela ne laisse prévoir la suite. Or, la suite, c'est une première condamnation pour escroquerie en 1901. Il y en aura sept autres, la dernière en 1914, à quatre ans de prison, fait de Landru un condamné relégable ! Mais il échappe à la détention et au bagne grâce à la guerre qui a désorganisé la police. Il n'en est pas moins le bon époux et le bon père de quatre enfants qu'il prétend élever « dans les bonnes moeurs ». A partir de 1914 et jusqu'au jour de son arrestation en avril 1919, Landru vit hors la loi. Afin d'échapper aux poursuites qu'il redoute, il s'oblige à changer sans cesse de nom, de domicile et de lieu de résidence sans jamais s'éloigner de Paris et de la proche banlieue où la police est débordée.

Sa spécialité c'est l'escroquerie au mariage ; il se dit marchand de meubles, publiciste, mécanicien, garagiste... Par le moyen de petites annonces, il rencontrera 283 femmes sous des noms divers. Il est M. Raymond Diard, après avoir été René Grillet, Henri Fremyet et même M. Dupont ! C'est ce M. Dupont qui a loué la villa de Gambais où on l'a vu souvent avec « des dames ». Ses séjours à Gambais sont de très courte durée... Landru en repart pour Paris-Saint Lazare, bien des fois... seul. A Gambais pas plus qu'à Vernouillet ou ailleurs, personne n'a rien remarqué d'inhabituel dans les manières de ce monsieur poli, discret et tout à fait convenable... N'était le fameux carnet, on aurait pu se tromper sur ce qui s'était passé dans la « villa » louée par « M. Dupont » à Gambais. La villa où l'on a retrouvé en tout et pour tout dans le cendrier du grand fourneau de la cuisine un peu plus d'un kilo de « fragments humains ».

Jugé à Versailles, Landru condamné à mort, a été guillotiné le 22 janvier 1922.
L'affaire Landru avait commencé par la découverte du corps d'un pendu au Bois de Boulogne, à Paris, le 27 août 1912. Ce pendu, c'était le père de Landru qui, désespéré, n'avait pu survivre à l'arrestation et l'incarcération de son fils.
L'affaire Stavisky commence par l'arrestation de l'escroc, dans les tous premiers jours de janvier 1934. L'Illustration en informe ses lecteurs le 13 janvier, par la reproduction de deux extraits du Journal Excelsior ; la première nous montre une fiche de l'identité judiciaire du 27 juillet 1926 ; la seconde est la reproduction d'un article paru le 8 juin 1926, annonçant la découverte, à Montigny-sur-Loing, sur la voie ferrée, du corps d'un sexagénaire qui s'est fait sauter la cervelle. Le sexagénaire en question qui était dentiste se nomme Emmanuel Stavisky... père d'Alexandre, l'escroc.

Le père Stavisky « russe, naturalisé français » désespéré, n'a pu survivre à l'arrestation de son fils.
Ces deux « pères » si différents l'un de l'autre, unis par le suicide, ont connu le même désespoir, les mêmes chagrins bien qu'ils soient totalement autres par l'origine, la classe sociale et l'éducation. Emmanuel Stavisky était né en Ukraine russe, dans la région de Kiev. Il avait émigré en France en 1890. C'était un bon dentiste et un parfait honnête homme. D'où vient que le fils - le bel Alexandre - ait mal tourné au point de compromettre des ministres, des députés, des sénateurs et autres notables en tous genres ? Il a escroqué des centaines de millions de francs, échappé aux recherches de nombreux policiers et magistrats, recélé impunément des trésors, vendu ce qui ne lui appartenait pas, tenu en mains - ou à sa botte - des directeurs de journaux, des hauts fonctionnaires, des avocats qui, tous le défendent comme un protecteur invulnérable, inattaquable... Comme si l'argent et les biens qu'il dit posséder étaient « inviolables », comme si le luxe voyant dans lequel il se meut, était lié à sa personne. « Paris sans la Seine n'existe pas plus que tel ou tel ministre sans lui » ! pense tout ce beau monde, fasciné par le mystère de sa puissance et de son impunité... Impunité troublée de temps en temps il est vrai, par des juges et des policiers que d'autres policiers et d'autres juges s'empressent de contester. A plusieurs reprises en effet, le bel Alexandre après avoir été arrêté est remis en liberté... provisoire, ce qui lui permet d'entreprendre de nouvelles affaires, de faire de nouvelles dupes et... d'échapper à tout jugement ! Il bénéficiera de dix-huit remises et d'un casier judiciaire vierge ! Au Parquet comme à la préfecture de Police et la Sûreté Générale, on connaît l'homme, on attend le moment qui ne manquera pas d'arriver où ses protecteurs iront trop loin... dans la complaisance, la lâcheté et la corruption.

Le 23 décembre 1933, la découverte des bons truqués du Crédit Municipal de Bayonne, entraîne l'arrestation de Tissier, secrétaire de l'établissement, créature de Stavisky.

Le député maire de Bayonne est arrêté. A Paris dans les milieux judiciaires et politiques, sous la pression de l'opinion publique on est décidé, enfin, à aller jusqu'au bout... M. Dalimier, ministre des Colonies et ancien ministre du Travail qui a, de « bonne foi », protégé l'entreprise de Stavisky sur les bons de Bayonne, donne sa démission. Quelques jours plus tard, le commissaire Charpentier trouve, dans une villa de Chamonix, le corps encore chaud de Stavisky qui s'est, dit-on, tiré une balle dans la tête.
Et c'est le 6 février ! On se bat place de la Concorde et aux abords de la Chambre des députés. Il y a des morts... Le gouvernement de M. Daladier, formé le 30 janvier, limoge MM. Chiappe, préfet de police, Thomé, directeur de la Sûreté Générale et Pressard, procureur général. M. Chiappe, refuse le poste de résident général au Maroc et la nomination de M. Thomé à la tête de la Comédie Française en remplacement de M. Emile Fabre, provoque de telles levées de bouclier, que M. Emile Fabre est « provisoirement » maintenu à son poste.

L'agitation se poursuit : on crie « Vive Chiappe ! », on chante la Marseillaise ; tandis qu'ailleurs, à l'adresse des députés, des voix hurlent : « A bas les voleurs !» et « Démission ! ».
Quelques jours plus tard, on apprend la mort du conseiller Albert Prince, sur la voie ferrée, à la Combe aux Fées, non loin de Dijon. M. Prince était chef de la section Financière du Parquet. La mort de ce magistrat provoque une très vive émotion.
Deux commissions d'enquêtes sur les agissements de Stavisky, entendent de nombreux témoins dont Mme Stavisky. De nouvelles arrestations sont prononcées contre les bénéficiaires de chèques suspects et M. Fressard est relevé de ses fonctions. On arrête enfin, grâce en partie à « l'initiative » de l'inspecteur principal Bony, quatre individus louches : Carbonne, Venture, Spirito et de Lussatz qui seraient mêlés à l'assassinat du conseiller Prince. L'ordre revient peu à peu et fin novembre s'ouvre devant la Cour d'assises le procès de l'affaire Stavisky.

Trois mois d'une audience ouverte le 4 novembre 1935 ; trois accusateurs, vingt inculpés, quarante avocats, cent quatre vingts témoins (dont cinquante sont cités par l'accusation). Bref, un énorme procès auquel ne manque que le principal accusé et qui se terminera par sept condamnations à des peines de sept ans de travaux forcés pour Tissier (l'homme des bons de Bayonne) ; sept ans de réclusion pour Henri Hayotte (l'ami, le confident, le factotum de Stavisky) ; cinq ans de réclusion pour Cohen, Desbrosses et Paul Guébin (amis et complices des uns et des autres) ; deux ans de prison pour Garat, Hatot et l'ex-général de la cavalerie Bardi de Fourtou ; et enfin un an de prison avec sursis pour Bonnaure, député - maire de Bayonne. Tous les autres accusés sont acquittés et notamment Arlette Stavisky.

Avocats et procureurs ont condamné en paroles - parfois admirables - les faiblesses du pouvoir, les complaisances des « services » de police, de l'administration et du Parquet... Ce fut un grand procès de moeurs qui n'intéressa pas grand'monde, parce qu'on n'avait plus envie d'en savoir davantage. On était rassasié de scandales ; cela tournait à l'écoeurement. Les accusés étaient-ils seuls responsables d'avoir laissé faire ou favorisé les escroqueries de Bayonne, d'Orléans et de ces compagnies financières où des centaines de millions de francs lourds avaient été engloutis ? On ne voulait plus savoir... Les jurés eux-mêmes qui avaient dû passer une nuit de « délibérations » dans les dépendances de la Cour d'assises, bien qu'ils aient suivi apparemment avec beaucoup d'attention ces interminables débats, n'avaient - ils pas dans leur verdict laissé transparaître une certaine lassitude ? Au reste, Stavisky était mort, on n'en saurait jamais plus ; et on ne pouvait rien ajouter à ce qui avait déjà été dit. Sans doute le procès avait donné à penser que l'instruction judiciaire qui avait duré deux ans, avait fait la lumière sur les responsabilités encourues par des avocats trop solidaires de leurs clients ; des députés, des ministres plus attachés au maintien de leurs mandats qu'à l'intérêt de l'Etat ; des fonctionnaires, des magistrats qui, sans être frappés de prévarication, n'en avaient pas moins manqué aux devoirs de leur charge ; des hommes d'affaires ou de finances enfin qui « n'avaient agi que par pur intérêt, au mépris de la morale et même du droit ».

En conclusion, l'affaire Stavisky avec ses mouvements de rues, ses morts, ses drames, ses retombées sur le corps social et les divers corps de l'Etat, apporte grâce à L'Illustration, un enseignement philosophique et moral sur ces trois quarts de siècle, sur ces jours mouvementés et parfois heureux qui vont de Bazaine à la fin de nôtre vingtième siècle.

Frédéric POTTECHER